L'Aube

    Prendre sa guitare, tailler ses crayons, écrire quelques phrases d'un trait plutôt grossier. Se perdre en allumant l'ordinateur à la recherche de nouveauté, d'aventure peut-être, de mots plus justes, pour dépeindre cette vie plutôt morose et monotone. Je reprends mes notes à la recherche d'un chemin, repère quelques objets dans la pièce qui me permettraient de retrouver mon chemin.

    L'idée m'est venue dans la nuit vers cinq ou six heures. Le rythme lent de la respiration de ma petite amie endormie berce doucement la pièce. Quelques voitures passent, projetant sur les murs des ombres familières que le soleil, mécontent, s'efforce d'effacer de sa douce lueur matinale.

    La fatigue se fait sentir, je fume une dernière cigarette lorsque le réveil retentit. Je m'empresse de l'éteindre et rejoins la chaleur de ma couette et ma petite amie, encore profondément endormie…

Premier Café

     Il est 16h06. Je mets de l'eau à chauffer afin de préparer mon premier café de la journée. Ce n'est pas tant que je viens de me réveiller, j'ai déjà eu le temps de fumer une dizaine de cigarettes et de remplir à moitié le cendrier, mais je crois juste que c'est le moment où l'envie m'est venue. Ces gestes sont les mêmes chaque jour : je mets l'eau à chauffer, puis je rempli la cuillère doseuse de café, je n'ai aucune idée de la quantité que ça représente mais cela me convient. Ensuite je vais chercher ma tasse dans l'autre pièce et sans laver la cuillère, je la plonge dans le miel. A ce moment là, en général, l'eau est assez chaude, ces satanés bouilloires électriques fonctionnent vraiment bien. Je verse l'eau dans la cafetière french press que m'a offert ma mère, appuie doucement sur le piston et enfin, je sers le tout dans la tasse. Je me dirige alors d'un pas hâtif à mon bureau en renversant malgré moi quelques gouttes de café brûlant rejoignent les taches sur le parquet et sur mes chaussettes blanches. Puis je m'installe enfin devant mon ordinateur. C'est ma fenêtre, c'est comme ça que j'aime contempler le monde. Je trempe le bout de mes lèvres, la playlist change de morceau, évidemment c'est encore bien trop chaud et cela me laisse exactement le temps de fumer une cigarette.

    Et ainsi, chaque jour, cette même chorégraphie se déroule, toujours de façon identique, comme millimétrée au geste près. Et chaque matin, les odeurs du café et de la cigarette se mêlent, installant l'atmosphère d'un bistrot des années 60, dont les clients auraient déserté depuis longtemps. Dans ma bouche, la fumée du tabac, l'amertume du café et la douceur du miel forment un bien curieux mélange. 

    "L'amour, c'est comme le café!" me dis-je : une grande tasse d'amertume pour une cuillère de douceur. Avec une cigarette dans la bouche, pour se donner un air fataliste, c'est important, c'est comme ça qu'ils font dans les films. D'ailleurs à ce propos, ma copine m'a quitté la veille. Oh pour sûr ce n'était pas beau à voir mais bon, c'était comme d'habitude. Une dispute de plus, elles se ressemblent toutes et à force, mes émotions sont devenu imperceptibles, mon cœur est redevenu froid. Bien sûr, je me suis refugié dans tout un tas d'excuses et de promesses pour ne pas perdre la face. C'est ce que chacun aurait fait, mais j'avoue que même moi je n'y crois plus vraiment. Faire croire à quelqu'un quelque chose que nous mêmes ne croyons pas, c'est faire du mauvais commerce. Les mauvais commerçants font rarement de bonnes affaires.

    Après avoir divagué pendant plusieurs minutes en regardant ma tasse vide, je roule une autre cigarette. Je tire alors enfin le rideau pour laisser passer la lumière du jour : "Que vais-je faire aujourd'hui?" Le soleil laissera place aux étoiles dans quelques heures et je n'ai encore rien fait. Même le lit est encore sans dessus dessous. Je traine comme un fantôme dans cet appartement ou le temps semble figé et seule la playlist qui défile sur les enceintes semble en mouvement, passant d'un style de musique à l'autre comme s'ils se ressemblaient tous.

Un Bon Matin

     Quelques oiseaux chantent, le soleil se lève, la ville s'éveille. Dans le jardin les fleurs semblent encore endormies. Ce matin je ne retournerai pas me coucher. Comme chaque nuit, je n'ai pas dormi, mais je me sens comme enveloppé d'une énergie rassurante. Je veux croquer le monde ! Un "ami" passe prendre le premier café avec moi. Un autre me dit qu'il passera aussi mais ne m'a pas donné d'heure. Mon café est en train de refroidir mais je ne m'en soucie pas. Dans le pire des cas, je le ferai réchauffer. 
    Une musique douce et répétitive s'échappe des deux enceintes. Une sorte de Lo Fi composée à base d'échantillons de voix, de kalimba, de guitare, de piano et de boites à rythme genre vintage. C'est assez minimaliste mais ça fait le travail. De toute manière de nos jours, less is more, et puis il y a tellement de daubes qui sont à l'affiche en ce moment, on en demande pas trop. En tous cas, pour cette matinée nuageuse ça fera parfaitement l'affaire. Ce n'est ni trop gai, ni trop mélancolique, juste de la douceur et du rythme pour bien commencer la journée. "C'est vraiment une musique paresseuse" me dis-je. 

    *Ding* 
 
    Une notification m'indique que mon prochain ami va bientôt arriver. J'écoute la note vocale qu'il m'a laissé : "J'arrive dans vingt-trois minutes exactement, ouais laisse tomber… j'ai pas pris l'autoroute pour pas payer et machin, j'ai pris la nationale, le GPS il m'a fait passer par des p'tites routes laisse tomber!" A la suite de la note vocale, une vidéo : "Regarde moi ça! Des chemins! Le machin il m'fait passer par des chemins!" s'exclame-t-il d'un air exaspéré en montrant la petite route de campagne sur laquelle il conduit.
    Il doit rouler vite car dix minutes après, je reçois a nouveaux un message m'indiquant qu'il arrive dans un instant. Trois minutes. Je vais à la salle de bain me passer un coup d'eau sur le visage, me regarde dans le miroir. La fatigue me donne un air sympathique je crois. 

    *Ding*

    Le téléphone retentit : il est là. Je descends lui ouvrir puis nous prenons le café. Souvent, c'est l'histoire de cinq minutes à peine, juste le temps d'échanger quelques mots, une ou deux accolades, puis il est l'heure de repartir. Tout le monde est pressé car tout le monde travaille dur et, comme on dit, le temps c'est de l'argent. Le téléphone tinte de temps à autres mais personne d'autre n'est venu profiter du café. La musique me semble plus en plus de mauvais goût mais je ne change pas. Je ne sais pas vraiment ce que j'ai envie d'écouter. Elle rempli juste le vide que laisse les gens après leur passage, elle est comme un ami, un petit peu ennuyeux, mais avec qui l'on reste parce que sinon, on se sent seul.

    Après quelques minutes à écouter ces mélodies maladroites, j'appuie sur pause et laisse le silence prendre l'espace. C'est un peu comme sortir de la douche. Douze coups résonnent dans la pièce. En réalité, le seul son que je perçois est le ventilateur de l'ordinateur dont l'écran affiche midi. Aujourd'hui il n'y aura pas de soleil. Juste un ciel gris et morose. Des nuages prêts a déverser leur ennui sur la ville. Il est midi, et j'ai faim.

    

L'Ennui

     J'ai perdu la notion du temps. Il m'est difficile de me rappeler le jour qu'il est, et comme je ne suis pas le rythme imposé par la masse, l'horloge est devenue un repère négligeable. J'ai parfois essayé de planifier mes journées, sans résultat. Je suis sans cesse partagé entre le besoin de tout faire et l'envie de me languir dans la paresse. Quand j'établi un plan, la journée est millimétrée, j'ai besoin de tout prévoir à la seconde près. Le moindre décalage fout toute ma journée en l'air. J'ai beaucoup trop de choses à faire et l'impression que vingt-quatre heures ne sont jamais suffisantes. Je dois dessiner, écrire, composer, travailler mes instruments, apprendre de nouvelles choses, avancer dans tel ou tel projet ou encore en commencer de nouveaux. J'ai vingt-cinq ans et j'ai l'impression d'être en retard depuis des années. Surtout que je passe la plupart de mon temps à penser à ceci ou à cela ; au final je n'ai pas fait la moitié de ce que j'aurais voulu. Aussi, je prévois des choses que je n'ai pas envie de faire ou du moins plus vraiment. Mes envies évoluent très vite, parfois j'ai du mal à me suivre moi-même. Un projet que j'ai commencé dans un certain état d'esprit peut vite me paraître incompatible avec mon ressenti présent. Doit-on forcément finir ce que l'on commence ? C'est souvent difficile à dire quand on regarde tout le temps et les efforts passés. Qu'est-ce qui est le plus gratifiant ? Achever un travail dans lequel on a mis toute son âme pendant des mois voire des années, ou alors commencer quelque chose de nouveau mais qui nous paraît plus proche de ce que l'on est au moment présent ? Mon père me dirait qu'il faut trouver un équilibre entre ces deux penchants. Il parle souvent d'équilibre, c'est d'ailleurs quelqu'un d'assez équilibré au premier regard. Lui, la routine ne le dérange pas, pour moi, c'est une autre affaire. Je déteste ce qui est figé. Le déséquilibre n'est-il pas l'origine du mouvement ? Toutes ces pensées tournent bruyamment dans ma tête. Quand je m'ennuie, je pense trop et je ne fais rien. Je dois créer le déséquilibre, me mettre en mouvement.

     Je prends mon téléphone et tapote du bout des doigts sur l'écran. En quelques secondes, j'ai ma réponse. "Il" est disponible. Je prépare quelques affaires, attrape les clefs posées sur la table et ça y est, je suis parti. 

Un Banc Vert

     Le vent souffle dans mes oreilles. Je connais la route par cœur, j'ai du la prendre une bonne dizaine de fois déjà. Le trajet n'est pas très long, vingt-cinq minutes aller-retour environ. Les maisons défilent alors que je roule a toute allure sur la voie cyclable. Cela me prendrai seulement dix minutes en voiture mais je n'ai pas le permis. Et puis, le vélo ce n'est pas si mal, ça me permet de prendre l'air. Aussi ca me fait faire un peu de sport et ce n'est pas plus mal étant donné que je passe la plupart de mon temps assis a mon bureau. J'ai déjà fait la moitié du chemin environ, je suis sur du plat et avance plutôt vite. Dans quelques minutes je serais arrivé a destination. La bande cyclable s'arrête là, je ralenti un peu et rejoint la route. J'essaye d'éviter de prendre la route à vélo, ça me rends plutôt nerveux. J'ai fait un accident une fois et de ce fait, je me crispe a chaque fois qu'un véhicule me dépasse. Dès que j'entends le bruit d'un moteur derrière moi, je sers le plus a droite possible. La route mène a un rond-point auquel j'emprunte la troisième sortie. c'est une petite route, large d'une voiture a peu près. Je suis a contre-sens mais je ne dérange pas les voitures sachant que je suis à vélo. Tout en continuant de pédaler, je sors mon téléphone pour prévenir de mon arrivée,  gardant l'équilibre d'une seule main, les yeux allant de l'écran à la route. Quelques mètres plus loin, le point de rendez-vous est là, juste devant moi. Je suis arrivé.

    C'est un endroit plutôt quelconque. Trois routes se rejoignent en un minuscule rond-point. Autour, un mélange de maisons et de petits immeubles, le parking des riverains et, de l'autre coté sur un bout de trottoir, un banc vert. C'est le genre de banc que l'on retrouve un peu partout, tout ce qu'il y a de plus banal. Je gare mon vélo contre une barrière, me roule une cigarette et m'assoie. Un peu dans mes pensées, je regarde les voitures qui passent lorsque je reconnais une silhouette familière. Il avance vers le banc d'une démarche sereine et détendue. Arrivé a ma hauteur il me salue et me sers la main :
    "-Ca va bien frérot? 
    -Bah écoute pas trop mal, la routine.
    -Comme d'habitude alors?
    -On change pas une équipe qui gagne, comme on dit."
Nous parlons doucement. De loin, on croirait deux amis qui se sont donner rendez-vous pour boire un café. Après quelques bavardages il reprends :
    "-J'ai de très bonnes nouvelles pour toi.
    -Je commençais à attendre, du coup, c'est pour quand ?
    -Repasse d'ici deux semaines et tout sera en place."
On procède ensuite a l'échange. Tout se passe en une poignée de main. Malgré tout, si quelqu'un nous avait vu, il se douterai certainement de quelque chose tant je suis maladroit pour ce genre de chose. Je range l'enveloppe prudemment dans ma poche intérieur, il serait fâcheux que je la perde. Je le salue, enfourche mon vélo, et repars dans l'autre sens.

    Une fois rentré chez moi, je vide mes poches et pose mon manteaux. Cela faisait une demi heure que j'étais parti. Notre petite réunion n'a pas duré plus de quelques minutes mais en même temps, mieux vaut ne pas perdre de temps pour ce genre de rendez-vous. Surtout en plein après-midi. On aurait pu nous surprendre.